Sous les ponts, nouvelle, 2007

Publié le par Fiona Vanessa

Sous les ponts, nouvelle, 2007

Il scrute son propre regard. Il est immobile devant le lavabo blanc, qu'il tient des deux mains. Un profond soupir. Il prend un de ces crayons noirs qu'elle utilise pour dessiner ses yeux, et l'écriture jaillit du miroir :

Si je m'attache, je meurs.

Il a tourné le dos à son reflet. Il est sorti de la salle de bains. Il a préparé son sac de voyage, minimal. Il a encore pris le temps de regarder la toile sur le chevalet. Elle esquisse son vieux fauteuil à bascule, une silhouette féminine, les ombres du jour qui s'étirent sur les lames de la véranda... Il a pris son feutre brun sur le clou, chaussé ses bottes, franchi le seuil. Son visage s'est tendu. Il perce l'espace devant lui de son regard vert. L'air du matin fait danser sa chevelure qui déborde du chapeau, l'eau du canal s'écoule de seconde en seconde. Il se met en mouvement.

L'homme remue dans son sommeil. Les paupières oscillent. Les épaules émergent d'un duvet plus gris que bleu. Un œil s'ouvre et s'agrandit, le corps se redresse. Il regarde fixement l'eau noire qui s'écoule sous le pont. Il attrape son feutre tombé à terre, l'installe sur son crâne, les mèches blanchâtres en bataille. Il jette un œil dans chaque direction. Desserre les mâchoires, un filet de vapeur blanche sort de la bouche. Il réajuste le duvet à l'encadrement de son cou. Pas âme qui vive autour de lui. Le soleil a déjà commencé son ascension en oblique. Il a sorti de la poche de son veston un carnet encore indigo par endroits et l'a posé sur ses genoux, ouvert, à cette ligne unique tracée au milieu de la page :

Si je m'attache, je meurs.

Quelques véhicules au-dessus de la tête, sur le pont, trouent le silence de la berge. Un sac plastique bleu pâle volète devant lui, puis s'abat sur l'eau et dérive. L'homme renifle. Hausse les épaules et se lève. La démarche est lourde, sa grande taille se dirige doucement vers un tas de planches en équilibre, d'où il dégage un maigre sac à dos. Il y farfouille à genoux, en extrait quelques feuilles de journal, une plaque d'allumettes de bistrot, les dépose. Cherche encore une enveloppe, sans timbre, à l'adresse illisible, qu'il enserre entre pouce et index. Fourre le reste dans le sac, sauf un morceau de pain, et range l'enveloppe dans sa poche gauche. Se réinstalle à l'abri du vent. Mastique le pain, jambes étalées, sac pressé sur les genoux, royal sur son cageot. Entreprend de rouler son duvet qu'il attache avec une ceinture et range sous le même tas de planches. Il défroisse un peu son pantalon du plat de la main et va s'asseoir au pied d'un jeune prunier.

La banquette du fond s'est imposée d'entrée à sa vue ; isolée, sans courant d'air ni fumeurs à proximité, il a foncé. Après cappuccino et croissant, un bonbon à la menthe. Il feuillette le journal du matin quand sa lecture est interrompue.

- Monsieur ? avance un homme qui s'attable déjà. Le nouveau venu a le regard cerné, le cheveu long, un complet veston dont le velours est élimé aux coudes. Il se décoiffe d'un feutre brun, le sourire franc.

- Je peux faire quelque chose pour vous ?

-M'offrir un café peut-être, dit l'intrus, très urbain.

Il se lance dans l'évocation de l'actualité imprimée, commande tout en sourire un grand crème au serveur, et encouragé par un geste magnanime de son hôte vers le zinc chargé de pâtisseries, prononce joyeusement le mot "chocolatine". L'homme accompagne son invité d'un " et jus d'orange pressé, merci." En attendant, l'homme au feutre engloutit les articles les uns après les autres, tournant les pages avec grâce, lâchant à l'occasion une onomatopée rieuse. Fait un sort au petit déjeuner, toisé par l'œil tranquille de l'autre qui sirote son jus. L'homme au feutre se fige à la page des faits divers.

"Une jeune femme de Juvisy-le-Pont, Marianne B., est portée disparue depuis samedi soir 16 janvier 2004 par sa patronne, gérante du "Chapeau doré". Elle est costumière des revues de music-hall que donne l'établissement bien connu de Juvisy. Age 24 ans. Il semblerait que Marianne n'ait pas non plus été vue autour de son domicile depuis samedi. Sa voiture est toujours garée dans la rue. Description : cheveux blonds, courts, yeux noisette, filiforme, 1 mètre 65 environ, souvent vêtue de blanc. Possède une mallette de cuir brun qu'elle a dû prendre avec elle. Tout témoin oculaire est prié de se signaler au commissariat le plus proche."

L'invité est livide, malgré le petit déjeuner. Il prend congé, ouvre déjà le bistrot à la bise hivernale, est parti. L'autre se lève à son tour, avec une prestance de patron, la note réglée, il est dehors, enfoncé dans son col relevé et soufflant de vagues formes en branches de chou-fleur. Voilà le bureau, le porte-manteau, le courrier. Mission toute fraîche, griffonnée sur un post-it vert collé sur une enveloppe :

collègue en congé paternité

3 jours

ne pas attendre

lire ses notes

contacter DUCASSE

02 28 69 40 13

Dans l'enveloppe, une photo, divers documents. La disparue du journal. Chevelure éparse, vêtements clairs, regard distant. L'inspecteur parcourt les dépositions, toujours frigorifié dans son blouson de peau. Pause oxygène. Ses yeux se portent sur la vitre, ciel vide, gris, égal à lui-même. Il dresse une liste, interpelle sa coéquipière dans la pièce voisine, photo à la main. "Je vous raconte en chemin...."

Visite au domicile de Marianne, reprendre toute les dépositions, le voisinage, les serveurs du Chapeau doré, les clients, les fournisseurs. Et cet homme qu'il a nourri ce matin, trouver qui il est et pourquoi le fait divers l'a bousculé. Journée chargée.

~~Il agrippe la clef de contact de sa voiture de fonction au fond de sa poche, en redescendant l'escalier, talonné par sa coéquipière. Celle-ci récapitule les maigres trouvailles qui tiennent dans deux enveloppes kraft. Quelques prénoms dans un journal intime. Un carnet d'adresses. Un frigo complètement vide. Débranché. Pas d'affaires masculines dans la penderie ni sur la tablette du lavabo. Pas de mallette en cuir brun ; pas de désordre. Une table repas envahie d'échantillons de tissu rangés par teintes et de croquis de chapeaux.

Après avoir rangé leurs sandwiches dans la boîte à gants et attaqué le café fumant du coin de la rue, ils recoupent leurs informations. La rencontre du petit-déjeuner, peut-être une piste, peut-être pas. Une retraitée, un infographiste qui travaille chez lui, le couple de concierges. Leurs portraits s'accordent, une femme discrète, peu loquace en dehors du rituel bonjour - bonsoir, qui reçoit peu, pas d'homme, pas de parents âgés. Ils dégustent leurs sandwiches sur le trajet du Chapeau doré.

Après-midi guère plus fructueuse que la matinée. Rentrer, au foyer pour elle, au bureau pour lui, éplucher le carnet d'adresses devant des barquettes de raviolis chinois et de nouilles en sauce, agrémentées de morceaux d'omelette.

" 19/1/2004, 22h. - départ volontaire ? -agression entre domicile et travail ? Aucun corps découvert dans le périmètre pour le moment. Sonder la patronne de mon bistrot à propos de l'homme au feutre. Carnet de Marianne."

Dans le halo d'une lampe de salon, l'inspecteur sourit aux anges, bercé dans son sommeil par un ronronnement qui s'échappe du plaid au pied du canapé. Sa main retient encore un petit carnet ouvert à la dernière page manuscrite.

"13 janvier.

Je reviens d'un tour sur le pont. Je l'ai aperçu en-dessous. Il ne m'a pas vue. Adossé à un réverbère, le haut du corps en pleine lumière. J'ai lu sur ses lèvres, le papillon...lépidoptère. Ses vêtements ont perdu leurs couleurs; ni souliers jaunes, ni écharpe mauve, il est tout gris et blanchi. J'ai eu peur qu'il ne lève la tête et me voie, je suis rentrée. Tu étais tellement grand, toutes les couleurs t'aimaient. Ton écharpe mauve, tes souliers jaunes, tes blouses bleues... J'étais la pâleur d'un soir de lune, le dessous d'une patte de chat, une lueur sous ton regard vert. As-tu idée du silence qui s'est fait autour de moi ? Les ustensiles oublient de cliqueter, le parquet de craquer, le chat de miauler. Et moi de respirer. Tu ne sais pas comme la maison se tait chaque soir, et chaque soir, tu pars, je fonds comme neige au soleil, je m'évapore dans la voie lactée. Si tu te détaches, je meurs, Alors, j'entends tout. La toile qu'aucune brosse ne parcourt. La bascule qu'aucun maître n'actionne. La ronce qui pousse dans le jardin. Le papillon qui s'éteint. L'obscurité que rien ne rompt. Le silence peuplé de mots. La branche de prunier que tu détaches de son écorce mère, pour toujours."

L'inspecteur s'avance vers le zinc. Derrière, règne une femme entre deux âges, nonchalante. Il la laisse distribuer trois espresso. Elle lui adresse le bonjour amical qu'elle réserve aux habitués. Il lui tend sa carte sans mot dire. Elle concentre son regard sur lui, il enchaîne. Connaît-elle l'homme d'hier, sa profession, où vit-il, et tout le tralala officiel.

Les réponses parviennent par bribes. Peintre. Pas d'adresse que je sache. Il paie toujours en espèces. Il vient toujours seul. Vers l'ouverture, ou à la fermeture. Le policier se relaxe sur la banquette. Téléphone. La patronne vient lui servir le café avec plus de soin que d'ordinaire. Voilà sa coéquipière, ils se saluent, s'entretiennent, programment un retour au bistrot dans la soirée, avant la fermeture. Elle n'est pas branchée poésie mais il y a eu un homme, plus vieux qu'elle, au moins cinquante ou soixante ans, non ? Une cause à leur rupture ? Possible. Il faut son nom. Le convoquer. Le confronter à la photo de la disparue. Il faut passer au bureau d'abord.

"22/1/2004 à 22h35. La disparue a été retrouvée. Hôpital de Juvisy depuis mercredi. Amnésie sévère. Formellement identifiée par la patronne de Marianne. Aucune blessure. Rejeter la piste de l'agression. Vivante, nous fermons l'enquête. Le peintre pas reparu, ni au bistrot, ni dans Juvisy."

Raccompagné par une métisse en blouse blanche, l'inspecteur franchit la porte vitrée. Il s'accorde un arrêt, la main sur la portière de sa voiture. Il porte un regard vers les étages du bâtiment public. Il n'est pas en service. Il est venu rendre visite à Marianne B. Il s'est assis en face d'elle, mais ses yeux noisette n'ont pas dévié. Il a observé son teint gris, ses mains posées sur les genoux, paumes ouvertes vers le ciel. Il a posé le carnet de Marianne dans l'une d'elles. Elle n'a pas cillé. A court d'inspiration, il s'est approché de l'interne, lui a tendu sa carte, qu'on le prévienne si son état s'améliore. Il a salué la patiente, elle a resserré sa main autour du carnet, l'autre main cherchant à refermer le col de son gilet.

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