Autoportrait bis

Publié le par Fiona Vanessa

Autoportrait bis

Il y a un peu plus d'un an, j'achevais mon autoportrait, au plus serré. http://welovewords.com/documents/autoportrait-au-plus-serre

Nouveau rendez-vous devant le miroir.

Je me retrouve devant ce miroir. C'est mon ami. Il me dit tout, y compris ce que je ne veux pas entendre. C'est surtout ça qui en fait un ami d'ailleurs.

Tout cet hiver, tout ce printemps, on m'a donné ce lourd manteau à porter ; interpréter Sonia dans Ce Fou de Platonov. C'est une femme russe, mariée, qui rencontre un maître d'école, Platonov, marié lui aussi, qui aime la bouteille, et les femmes. Toutes les femmes. Elle quitte son mari pour partir avec lui vers une nouvelle vie ; lui ne se supporte pas, alors il est odieux avec elle comme pour qu'elle n'ait pas d'autre choix que de se détourner de lui. Comme pour tuer l'amour dans l'oeuf. Mais elle trouve une autre voie. Tragique.

Peu à peu, après des semaines d'inconfort, car le texte est fait de riens, de petites phrases anodines, j'ai travaillé à faire écho aux mots de Tchekhov. Un pas en avant, deux pas en arrière. Car plus j'approchais, plus je touchais à la douleur. Celle qui enlève le goût à tout. Je me suis empêtrée dans mes propres contradictions, pour comprendre Sonia et Platonov, je me suis connectée à ma propre désespérance pour sonder la leur. Peu à peu, j'ai fait corps. Je leur ai fait de la place. Et quand il a fallu y aller, quand il y a eu du pain sur les planches, j'ai respiré un grand coup. J'ai laissé ma propre misère sortir. Elle a eu les mots de Tchekhov, les poumons et les larmes de Fiona pour sourdre par tous les pores. La colère de l'amour rembarré, laissé aux chiens dans le caniveau. J'ai laissé Sonia prendre vie. C'était moi qui tremblais, moi qui pleurais, moi qui criais et serrais les poings devant les monstruosités que disait Platonov. C'était moi qui me trouvais dans la peau de Sonia, alors même que j'acceptais de lui prêter main-forte. Je l'ai sentie, son silence, son désarroi, qu'aucun cri, qu'aucune larme n'assouvit. Je me suis tournée face au public, ces gens de ma province dont certains me croisent dans la rue, et j'ai desserré les poings, j'ai pleuré, je les ai laissés me regarder droit dans les yeux dans mon habit de tristesse et de révolte. Alors, je n'étais ni Sonia, ni Fiona, ni Anton, j'étais eux et ils étaient moi. J'étais celle qui pleure pour eux toutes leurs souffrances cachées, j'étais celle qui met sa plus belle robe, son habit de lumière pour pleurer à leur place, pleurer les larmes qu'ils taisent, dire non, je ne veux pas, dire pourquoi, pourquoi ça m'arrive à moi, lutter de toutes mes fibres, et des pieds jusqu'à la tête résister, car l'amour ne mérite pas ça, ne mérite pas la trahison, l'abandon, ne le vois-tu pas, Platonov, mon amour ?

On dit des comédiens qu'ils sont fanfarons, impudiques. Je le comprends. Il faut du courage pour creuser là où le bât blesse. Et il y a beaucoup de moments où ça fait peur. C'est pour ça les fanfaronnades. Peur de ce qui se trouve au fond de soi. Peur de l'inconnu. Accepter que ce qui sort de vous n'est peut-être pas ce que vous souhaitez montrer. Mais le montrer sans fard. Vous dites ainsi à ceux qui vous regardent, je suis comme ça, au fond. Et il y a des chances pour qu'ils s'y reconnaissent un peu, et s'émeuvent. Là, c'est la faute de Tchekhov ; ce médecin en connaissait un rayon à la souffrance. Son génie est dans le fil subtil qui lie une poignée de mots presque ordinaires entre eux. C'est pour ça qu'on ne peut pas brusquer les choses. Mettre ses mots à la bouche jusqu'à ce qu'ils deviennent les vôtres, s'emparent de votre souffle et fusent. Je ne me suis jamais sentie si seule que dans ce travail. J'y étais dans mes petits souliers. A la recherche de la sincérité. L'impression constante que ça passe ou ça casse. Anton Tchekhov, funambule des mots.

Maintenant, c'est déjà loin. Depuis, j'ai repris le cours de ma vie. Le lourd manteau de Sonia est au placard. Mais c'est devenu une soeur. Le manteau de ma soeur chagrine qui est rentrée chez elle. Mais m'a laissé son manteau. Parce que nous sommes soeurs.

Je suis comédienne. Ça tient un peu du toréro qui affronte la bête. On ne sait à l'avance qui sera terrassé. Pour moi, qui dans la vie de tous les jours ai tous les attributs de la grande timide, la victoire, c'était déjà jouer, le plus juste possible certes, mais oser me planter là devant le public et me mettre à nu de l'intérieur. C'était ça le Minotaure à affronter.

Maintenant que les portes du théâtre sont closes, je ne fais pas de bruit. Pas de vagues. Je sais que je ne suis plus cette grande timide. J'ai appris que se montrer telle qu'on est ne vous apporte la plupart du temps que des manifestations de sympathie, des sourires, des amis. Peut-être que pour vous, c'est une évidence. Pas pour moi. Quand j'étais adolescente, je regardais le trottoir et mes pieds. Parce que j'étais trop sensible aux regards des autres et aussi parce que j'avais un père assis en face de moi à table qui me serinait à tout bout de champ, qu'est-ce qu'elle a à me regarder comme ça, celle-là ? Oui, sans le vouloir, j'étais déjà le miroir. Je lui renvoyais sa souffrance comme un boomerang rien qu'à le regarder. Et j'ai cru longtemps ne pas avoir voix au chapitre. Je n'ai pas osé respirer autrement qu'en apnée. Il m'a fallu quarante-deux années pour pouvoir dire, je suis née. J'ai osé respirer. Derrière un nez rouge, il est vrai. Derrière un masque de commedia aussi. Oui, il me faut un masque quand la souffrance est trop grande. Savez-vous à quel point un simple regard peut vous dévaster ? Cette année, le masque est tombé. Il n'y avait que moi, eux et moi. J'aurais pu en pisser de trouille sur scène. C'est Sonia qui a tremblé, pleuré, c'est Sonia qui s'est battue dans l'arène. Mais c'est aussi moi. Car j'ai respiré et parlé, j'ai levé les yeux alors que tout autour de moi on m'exhortait à baisser la tête.

Page blanche. La poussière est retombée.

Page blanche car j'ai le coeur qui saigne, pas pour rire cette fois.

Et permettez-moi de vous affirmer que les comédiens sont très pudiques quand il s'agit d'eux.

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